Virage-énergie réussit-elle à influencer les politiques publiques ?

Dans le cadre de son numéro dédié à la transition énergétique (La Transition, une utopie concrète ?), la revue Mouvements a demandé à Virage-énergie Nord-Pas de Calais si les scénarios énergétiques que cette dernière publie exercent une réelle influence sur les politiques publiques. Cet article, publié en septembre 2013, tente d’apporter des éléments de réponse.

Dans les débats publics, l’art d’être l’empêcheur de tourner en rond

Avec le lancement en 2008 d’un scénario de sortie du nucléaire et de lutte contre le dérèglement climatique, l’association Virage-énergie Nord Pas de Calais a souhaité s’inviter dans le débat énergétique. Six années après, et quelques 200 interventions auprès des décideurs et citoyens régionaux, qu’en est-il ? Peu considérée à ses débuts par les institutions publiques, du fait notamment de son objet antinucléaire, l’association a pu progressivement exposer son point de vue et ses idées, à défaut de les imposer, auprès des élus et techniciens responsables des politiques publiques.

La lutte antinucléaire, le fondement historique de l’association

C’est la manifestation internationale tenue à Cherbourg en avril 2006 contre le projet de réacteur nucléaire EPR de Flamanville qui signe l’acte de naissance de Virage-énergie Nord-Pas de Calais. Dans un contexte où quelques mois plus tôt, le site de Gravelines (six réacteurs de 900 MW, près de Dunkerque) comptait parmi les pétendants pour accueillir l’EPR, une poignée de citoyens décide de travailler à une alternative crédible, argumentée et chiffrée au nucléaire en région. L’idée était alors de s’inspirer des Plans Alter qui à la fin des années 1970 avaient épaulé utilement les luttes antinucléaires à travers le pays.

Un scénario régional de sortie du nucléaire et de facteur 4…

A l’issue d’un an et demie de travail, Virage-énergie Nord-Pas de Calais publie sous forme d’un rapport et d’une synthèse un scénario régional de « facteur 4 sans nucléaire » .

Réalisée au cours de l’année 2007 par des groupes de travail pluridisciplinaires et un comité scientifique, l’étude propose une application concrète au Nord-Pas de Calais, des trois actions clés pour se passer de l’atome en région : modérer la consommation dans tous les secteurs (sobriété), développer l’efficacité énergétique et déployer massivement les énergies renouvelables les plus adaptées à la région. Aménagement du territoire, transports, industrie, bâtiments… tous ces domaines de la vie quotidienne sont abordés et font l’objet de propositions de politiques publiques.

Les propositions d’actions sont résolument ciblées sur les économies d’énergie. La seule modernisation des moteurs dans l’industrie du Nord-Pas de Calais (qui représentent près de la moitié des consommations électriques régionales), représente un potentiel d’économies de l’ordre de 40% dans ce secteur.

Une fois explorée l’étape des économies d’énergies, le plan d’action propose d’exploiter au mieux l’ensemble des énergies que le Soleil nous offre directement (solaire thermique, électricité photovoltaïque) ou indirectement (biomasse, vent, hydraulique). Car le potentiel en est considérable. Pour se donner un ordre d’idée, il faut savoir que la région reçoit du Soleil en un an l’équivalent de 400 fois l’énergie produite sous forme électrique par la centrale de Gravelines durant la même période (1).

Concrètement, Virage-énergie propose des politiques publiques adaptées aux atouts et contraintes de la région du nord. Celle-ci est fortement urbanisée (10% de la région) ? C’est une opportunité pour déployer les réseaux de chaleur, eux-mêmes excellents moyens pour mobiliser l’énergie solaire thermique, le bois-énergie, les déchets organiques et les effluents chauds qui s’échappent des industries locales et des égouts. Les chaufferies collectives associées à ces réseaux permettent aussi de produire de l’électricité via la cogénération. Le bâti, très présent, est aussi un atout pour y installer des panneaux photovoltaïques.

La région est la deuxième plus ventée en France ? L’énergie éolienne fait partie du mix énergétique proposé. A cela s’ajoute la proximité des pays scandinaves et du Royaume-Uni, ce qui permet de construire en Mer du Nord des parcs éoliens mutualisés avec les pays voisins.

La densité élevée des agglomérations régionales sont équivalentes parfois à celles de la région Ile de France ? Les alternatives à la voiture y sont les plus adaptées, contrairement au milieu rural où les autres modes de transports sont plus difficiles à développer. L’enjeu ne serait-il pas alors, dans ces zones denses, de réduire le nombre de véhicules automobiles par ménage ? C’est un levier essentiel sur lequel agir pour espérer provoquer le report vers d’autres modes moins polluants et plus efficaces (tram-train, bus, tramway, vélo, marche. à pied). Mais la tendance actuelle est celle de la ville qui s’étale, allongeant toujours les distances et créant toujours plus de dépendance à l’automobile… Le corollaire indispensable aux politiques de transport est bien d’agir sur l’étalement urbain. Virage-énergie propose d’y mettre un terme à l’horizon 2020, en revisitant de nouvelles formes d’habitat plus denses et attractives (maisons mitoyennes, semi-collectifs…) et en créant des ceintures naturelles autour des 13 principales agglomérations….

Et quid de l’industrie sidérurgique régionale dont les hauts-fourneaux crachent 30% du CO2 régional ? En remplacement du charbon l’étude propose un mix de solutions allant du recyclage de déchets (acier en aciéries électriques et aussi plastiques et du recours au coke de bois jusque l’écoconception pour réduire à la source les besoins en acier.

…qui suscite l’intérêt et légitime l’opposition de l’association à des projets infrastructurels

Viennent alors de nombreuses sollicitations émanant d’associations, de collectivités, de syndicats, d’universités ou d’écoles d’ingénieurs qui souhaitent entendre nos propositions et en débattre. Mue, durant ces six premières années, par des moyens exclusivement bénévoles, l’action de l’association ne se limite pas aux seules conférences-débats. La force de proposition se double d’une force d’opposition à des projets d’infrastructures énergétiques incompatibles avec l’avenir que nous défendons : oppositions au projet EPR et au renforcement des lignes THT, critique du Schéma régional climat-Air-Energie (SRCAE).

Après six années d’actions menées autour du scénario Virage-énergie Nord-Pas de Calais, ce dernier a t-il réussi à s’imposer dans les esprits et dans les faits ?

La voix antinucléaire dans le débat institutionnel : une place qui se fait, mais à mille lieues de celle donnée aux pro-atome

Difficile de mesurer le degré d’influence du scénario Virage sur les politiques publiques. Concrètement, aucun réacteur nucléaire n’a été arrêté. Force donc est de constater que l’objectif originel, et donc premier, de l’association n’est à ce jour pas atteint.

Le tableau n’est-il que noir ou observe-t-on néanmoins quelques timides avancées ? Comment l’association a –t-elle pu investir le débat sur l’énergie, notamment celui mis en place par les institutions publiques ?

Sur la question des idées ayant droit de cité au sein des institutions, la sortie du nucléaire reste encore un thème par principe exclu des lieux de dialogue entre acteurs institutionnels, comme si un postulat plus ou moins conscient interdisait même d’en discuter. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les programmes des nombreux colloques organisés sur l’énergie en France.

En janvier 2008, notre, alors, toute jeune association ne s’est-elle pas vue refuser la tenue d’un stand aux Assises nationales de l’énergie à Dunkerque, stand dont elle avait pourtant obtenu l’autorisation préalable. Le fautif ? Un tract estampillé « Virage-énergie, un plan climat sans nucléaire » découvert quelques jours avant le démarrage du Congrès par les organisateurs (Etat et Communauté urbaine de Dunkerque) pour un « off » qu’on organisait parallèlement, à la Maison de l’environnement de Dunkerque (2) …

L’ambivalence des sentiments

Malgré tout, la question de la sortie du nucléaire et des moyens d’y parvenir fait timidement son entrée dans les débats que les institutions publiques organisent au gré de leurs agenda politiques. La possibilité d’envisager la fin de l’énergie nucléaire, de la part d’institutions longtemps et encore quasi exclusivement pronucléaires, avance à petits pas. Mais l’ambivalence des sentiments reste prégnante, comme le montre les participations de l’association aux « grands’ messes » les plus récentes.

En décembre 2012, Virage-énergie Nord-Pas de Calais, intervenue 10 minutes lors d’un colloque régional « Cap Climat » réunissant 350 acteurs institutionnels, privés et associatifs, voit sa contribution principale (à savoir, la sortie planifiée du nucléaire en région) évincée des actes mis en ligne quelques jours plus tard…

Le 8 mars 2013 se tient à Lille la Conférence régionale sur la transition énergétique (Crete) dans le cadre du Débat éponyme. Invitée, l’association y pose la question de la planification de la fermeture des centrales (objectif gouvernemental de réduire à 50 % la part du nucléaire d’ici 2025), et le public présent peut alors constater l’incapacité du représentant régional d’EDF d’avancer un début d’échéancier ou, a minima, une méthodologie….

Pourtant les choses font leur chemin, comme en témoignent deux décisions récentes de l’exécutif régional : l’adoption le 14 avril 2011 d’une motion demandant « la sortie progressive de l’énergie nucléaire » et la commande d’un plan de restructuration industrielle à l’économiste antinucléaire américain Jérémy Rifkin. A ce dernier, la Région a communiqué le scénario Virage-énergie traduit en anglais. Nos propositions y trouveront-elles une oreille attentive ? Le travail est en cours….

Encore faut-il que l’institution pousse la logique jusqu’au bout, à savoir travailler réellement sur les alternatives. Les blocages institutionnels peuvent alors doucher rapidement les enthousiasmes militants. Dans les travaux préparatoires au SRCAE Nord-Pas de Calais, les associations ont essuyé un refus systématique à leurs demandes d’y voir figurer par exemple l’estimation du gisement énergétique « soleil en flux »(1), la question de la sortie du nucléaire et celle du pic pétrolier.

Agir en étant « dedans » ou en restant « dehors » ?

Au gré des sollicitations des institutions publiques, il persiste une question récurrente au sein de Virage-énergie : peut-on espérer influencer les politiques publiques en participant aux débats mis en place par les institutions, avec le double risque de devenir la caution « société civile » de leurs politiques et de ne pas maîtriser la manière dont nos propos sont par la suite communiqués ? Ou bien les actions militantes en dehors des sphères institutionnelles (actions de rue, en justice, auprès des média, etc) sont-elles les seules efficaces pour faire bouger les lignes ?.A la position de principe, nous préférons le cas par cas. A des demandes que nous acceptons se superposent d’autres que nous déclinons comme par exemple l’invitation de participer à la délégation régionale pour la Conférence Rio+20 en juin 2012

La sobriété, la mal aimée des politiques publiques

Alors que la brèche semble s’ouvrir pour laisser enfin dans le débat institutionnel la voix antinucléaire s’exprimer, il en est toujours une qui reste désespérément sur le pas de la porte : la remise en cause de notre modèle de société et des imaginaires qui le font vivre. C’est dorénavant ce champ d’investigation qu’investit l’association par le biais de scénarios de sobriété énergétique.

Déjà en 2007, alors que les contours du scénario Virage-énergie se dessinaient, le groupe de rédaction en voyait les limites : trop « techno » et pas assez sociétal, trop conservateur dans les hypothèses des besoins énergétiques prises pour les décennies à venir et pas suffisamment « décroissant » (3). Comme pour compenser cette absence de sobriété dans nos propositions, la conclusion du rapport rappelle que c’est bien dans la réduction des consommations que se trouvent les potentiels d’économies d’énergie les plus significatifs.

C’est pourquoi, après plusieurs années de réflexions internes sur la question de « qu’est ce qu’une société sobre ? », Virage-énergie Nord-Pas de Calais a lancé en juin 2012 l’élaboration de scénarios régionaux de sobriété énergétique et de transformation(s) sociétale(s), en partenariat avec le laboratoire TVES (Lille 1) et avec le programme de recherche Sobriétés énergétiques du Ceraps (Science Po Lille).

Par l’exercice des scénarios énergétiques, l’objectif ici est d’être capable de quantifier les économies d’énergie induites par d’éventuelles politiques publiques ou des changements de mode de vie. Le but est d’utiliser ces résultats comme autant d’outils d’aide à la décision publique et de moyens de sensibiliser les citoyens aux bénéfices de la sobriété énergétique.

Dans ces scénarios, il y sera par exemple estimée l’énergie qui serait économisée si les habitants du Nord-Pas de Calais venaient à adopter un régime végétarien, à infléchir leurs consommation de biens matériels, ou encore à modifier et diminuer leur mobilité. Le recours à la modélisation informatique devrait permettre aussi de voir, « en faisant jouer les curseurs », jusqu’où le changement devra s’opérer pour espérer résister à un choc pétrolier ou sortir rapidement du nucléaire.

D’autres modifications de comportement mais aussi d’organisations économiques et sociales seront étudiées : quelles économies de gaz à effet de serre si l’agriculture locale, biologique et paysanne et les circuits courts et de proximité prennent le pas sur l’agriculture conventionnelle, la grande distribution et l’industrie agroalimentaire ? Mais les changements de société ne peuvent se mesurer uniquement à l’aune des quantités d’énergie économisées. C’est aussi tout un ensemble de valeurs et d’imaginaires que ces scénarios proposeront de modifier : notre rapport au progrès, à la technique, à la vitesse, à la nature, au temps, au travail rémunéré, etc.

Porter des idées qui demeurent absentes des lieux de dialogue institutionnels

Sortie du nucléaire, sobriété énergétique : pour Virage-énergie Nord-Pas de Calais, l’enjeu est bien d’exprimer des idées qui font cruellement défaut aujourd’hui dans les débats institutionnels sur l’énergie. Alors que les institutions publiques multiplient parfois à tout-va ce genre d’exercices et que le changement se fait néanmoins attendre, se pose la question de leur réelle efficacité sur les politiques énergétiques. Assurément, les initiatives locales citoyennes et leurs mises en réseau ont un rôle croissant à jouer pour espérer voir le virage énergétique se produire.

Gildas Le Saux Président de Virage-énergie Nord-Pas de Calais Septembre 2013

Notes :

(1) Vaillant, A. (2010), Le Soleil plus fort que la centrale de Gravelines ? inBulletin Nord-Nature n° 141, (accès 04/2013)

(2) Finalement, sortis par la porte du congrès, nous reviendrons par la fenêtre, grâce au Comité de liaison des énergies renouvelables (CLER) qui nous prêtera un coin de son stand durant les trois jours de colloque

(3) Pour plus de détails, voir l’article « Croissance ou décroissance : le difficile choix des hypothèses », G. Le Saux in revue CLER Infos n°80, janvier-février 2011, p.12. Consultable ici (accès 04/2013)